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22 avril 1832 - Numéro 26
 
 

 



 
 
    
RÊVERIES.

Que ne peut-on rêver toujours !

Oh ! qu’ils doivent être heureux ceux qui, comme moi, ne travaillent pas dix-huit heures par jour !

Quelle vie délicieuse mène celui qui ne se lève que pour savourer le chocolat chez Casati, ou un déjeûner à la fourchette chez Lucotte ! Il a un magasin, un comptoir, [2.2]il y passe deux heures, et puis il va au café discuter sur l’article en avalant un verre de punch, tandis que ses commis rembourrent les pauvres ouvriers et les traitent à peu près comme l’intendant d’un baron traite un serf moscowite. Il ignore sans doute toutes les humiliations qu’éprouvent ceux dont le travail fait son aisance ; il l’ignore, parce qu’il a un bon cœur, un sens droit, et de pareils actes révolteraient son ame ; mais pourquoi son absence ! combien par sa présence il épargnerait d’abus et d’humiliations !… car, comme dit le proverbe, les valets sont pires que les maîtres…

Si j’étais négociant, je ne voudrais point absenter de mon magasin qu’aux heures de repos ; et là, recevant moi-même mes ouvriers, je leur prouverais que je crois à l’égalité, et que ce n’est pas un peu d’or ou un habit de Sédan qui fait la différence entre l’espèce humaine.

Si j’étais négociant, je n’attendrais pas le choléra pour faire disparaître la cage de mon magasin, et mes ouvriers attendraient leur tour dans un appartement vaste, propre et aéré ; je ne voudrais pas qu’ils fussent pressés les uns contre les autres, et rangés ainsi que des harengs ; ces pauvres diables méritent d’être mieux traités, quoi qu’en disent quelques financiers de moderne origine.

Si j’étais négociant, je me rappellerais de ce précepte : Il faut rendre à Cesar ce qui appartient à César. Et, par conséquent, je voudrais que mes ouvriers me rendissent ces chiffons de soie qu’on appelle peignes ; les ayant donnés, je les recevrais ; car je ne conçois pas comment on peut faire garder à un ouvrier les matières qui ne lui appartiennent pas.

Si j’étais négociant, je ne voudrais pas que les chefs d’ateliers fissent vingt courses au magasin pour avoir leur pièce, leur disposition ou leur trame. Je penserais que ce n’est pas en courant les rues, souvent par la mauvaise volonté des gens de ma maison, qu’ils peuvent gagner le pain de leur famille ; et chaque course inutile que ferait un chef d’atelier, je la lui payerais, et j’en retiendrais le montant à mes commis pour leur apprendre à être plus exacts.

Si j’étais négociant, je ne voudrais pas que mes ouvriers, en venant réclamer ce qui leur est dû, montrassent leur misère. Je les ferai passer les uns après les autres auprès du caissier, et je voudrais que celui-ci traitât aussi bien l’ouvrier qui aurait le malheur de ne demander que dix francs, que celui qui en demanderait deux cents.

Si j’étais négociant, je donnerais toujours de forts déchets ; c’est déjà bien assez de donner quelquefois des mauvaises pièces, sans vouloir encore rogner le gain minime que font les chefs d’ateliers, en leur faisant payer la soie que je ne leur aurais pas donnée.

Si j’étais négociant, je serais jaloux de l’amour des travailleurs ; je voudrais qu’ils me regardassent comme leur père, et que quand l’un d’eux me quitterait, il fût forcé de dire de moi : c’est un bon fabricant !

Si j’étais… si j’étais !… le pauvre diable s’aperçut qu’il était minuit. Sa navette tomba ; il l’a ramassa tristement et fut se coucher, en pensant qu’il avait travaillé dix-huit heures.

 

 

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