L'Echo de la Fabrique : 29 avril 1832 - Numéro 27

[4.2]Extrait du Sémaphore de Marseille.

de la législation.

Comme tous les élémens sociaux, la législation a subi des modifications successives, que les savans ont observées avec une patience et une érudition auxquelles nous devons quelques milliers d’in-folio. Mais, il faut le dire, la marche générale n’a pas été jugée ; on n’a pas même songé à examiner si la législation, obéissant à une force unique, était toujours dirigée vers le même but. Les philosophes, les historiens et les jurisconsultes, appréciant les faits d’une manière isolée, ont vu mille mouvemens en sens inverse, des progrès et des pas rétrogrades, là où une observation plus attentive montre une marche toujours constante vers un point toujours identique.

Les législations orientales nous sont peu connues ; cependant il paraît qu’elles avaient pour objet d’enchaîner l’homme à la caste, afin de le préserver de la liberté du désert et de l’indépendance du sauvage. Alors le législateur était le prêtre. Revêtu d’un pouvoir immense, il protégeait la faiblesse des premiers liens sociaux contre les excitations d’un individualisme barbare. Il faisait servir son omnipotence religieuse à la formation d’une règle morale sous l’influence de laquelle les masses asservies se livraient à des travaux utiles, trouvaient les premiers procédés de l’agriculture, et créaient les arts et métiers. La propriété n’existait pas encore ; le sol était divisé en trois grandes parts : l’une, exempte de tout impôt, appartenait aux prêtres ; la seconde fournissait aux rois de quoi soutenir leur dignité ; l’autre formait l’apanage des guerriers. Les masses étaient de véritables troupeaux sur ces terres, les cultivant et n’ayant droit à aucun produit. La législation forçait chaque individu de rester dans sa caste et de suivre la profession de son père.

En Grèce et à Rome on voit apparaître la propriété ; mais elle est accompagnée de l’institution de l’esclavage. Les esclaves sont employés aux champs et dans les ateliers. Il est certain que cet état social est plus avancé que la caste. L’individualité est plus développée, il y a plus d’émulation. Dans le régime des castes, il n’y a qu’un seul entrepreneur de travaux, qui est l’état ; dans le régime de l’esclavage, tous les propriétaires d’esclaves sont entrepreneurs et ont intérêt à produire. Pourtant il faut reconnaître que les législations grecque et romaine ne contenaient presque aucune disposition propre à faire prospérer l’industrie et à favoriser la production. En effet, le but de l’association était surtout l’industrie guerrière, et la législation devait avoir un caractère presque exclusivement guerrier. Cependant peu à peu on voit la condition des esclaves s’améliorer par la concession d’un pécule ; plus tard, les affranchissemens se multiplient, soit que l’esclave se rachète de ses deniers pécuniaires, soit que le maître lui donne volontairement la liberté ; enfin les affranchis, à la seconde ou troisième génération, sont assimilés complètement aux hommes libres.

Chez les peuples modernes, grâce aux bienfaits du christianisme, l’esclavage de la personne disparaît complètement ; il ne reste plus que l’esclavage de la glèbe, et dès lors le serf du moyen âge, malgré la rigueur de sa condition, se trouve dans une position plus favorable que l’esclave grec ou romain. Il y a un dieu, un nom, une famille, une patrie. Le serf travaille, et le fruit de son travail lui appartient, du moins en partie ; bientôt son industrie lui fournit les moyens de se racheter les redevances seigneuriales, il devient libre de ses actions, et il acquiert lui-même une propriété ou se livre à l’industrie manufacturière. Les communes se forment par l’aggrégation de ces hommes libres ; elles sont affranchies [5.1]de toute juridiction seigneuriale par les rois de France ; et les hommes productifs parviennent à être comptés pour quelque chose dans l’organisation sociale. Pour mieux se défendre contre l’institution militaire, l’industrie s’organise en corporations, maîtrises et jurandes. Elle se met sous la protection des croyances catholiques, alors toute-puissantes parce qu’elles étaient progressives. Chaque corporation prend pour patron un saint. Ce système industriel était sans doute imparfait, puisqu’il tendait à exploiter chaque branche d’industrie en monopole, et à traiter le consommateur comme l’homme d’armes avait traité le vilain ; mais en présence de l’association féodale et militaire, ces associations de travailleurs pacifiques étaient un pas immense dans la voie de l’émancipation industrielle.

A mesure que ces combinaisons nouvelles se produisaient, la législation se modifiait, mais avec une certaine difficulté ; car c’est une chose très-remarquable que, depuis l’apparition du christianisme, la législation ne fait que constater le progrès au lieu de le produire. Dans l’esprit général du droit romain, la propriété était difficilement transmissible, les biens immeubles avaient une prééminence très-grande sur les meubles, et la loi veillait sur les premiers avec une sollicitude toute particulière. Cet état de choses se perpétua assez long-temps, et le système féodal n’était pas de nature à le modifier. Cependant plus les propriétés sont facilement transmissibles, plus l’industrie a d’élémens de succès, plus la production a de chances favorables. Or, qu’est-il arrivé dans le moyen âge ?

Les propriétés immobilières se trouvant en général dans la main des non-producteurs, sont restées soumises aux mêmes dispositions, ou du moins à des dispositions fondées sur le même esprit ; mais les producteurs, possesseurs des biens mobiliers, ont cherché à constituer leur nouvelle propriété de la manière la plus propre à augmenter leur bien-être ; en conséquence, ils l’ont rendue transmissible avec autant de célérité que de sûreté ; ils en ont par cela même augmenté la valeur en la rendant beaucoup plus productive.

La force de l’habitude et du préjugé conservera longtemps encore les prérogatives de la propriété immobilière ; mais enfin il a fallu céder à la nécessité et se rendre à l’évidence. Une protection toute particulière, des lois et des tribunaux spéciaux, ont donné à la propriété mobilière une importance nouvelle ; il n’est plus resté aux propriétaires terrien qu’une prééminence d’amour-propre et la jouissance de certains droits politiques. Enfin, de notre temps, ce dernier avantage a presque entièrement disparu ; le directeur de manufacture marche l’égal du propriétaire de château ; tel maître de forges vote au grand collège où le petit bourgeois n’a pas accès ; et maintenant un crédit bien établi à la bourse procure une existence sociale aussi avantageuse que la possession de quelques arpens de terre entourant un manoir surmonté de la giroutte féodale.

De ce court aperçu historique, nous croyons pouvoir conclure que la tendance sociale en général, et la tendance législative en particulier, ont toujours été la production de la plus grande somme d’utilité possible. Seulement la nature de l’utilité a varié ; pendant long-temps elle fut principalement guerrière ; mais le phénomène principal est la décroissance du principe militaire, à laquelle correspond l’augmentation de la production positive, c’est-à-dire l’importance progressive de l’industrie agricole et manufacturière. Aujourd’hui les sentimens sociaux sont arrivés à un tel état de perfectionnement, que l’industrie guerrière et la production négative qui [5.2]en résulte ne sont presque plus nécessaires ; aussi toute la tendance sociale est vers la production positive, c’est-à-dire la création de la richesse consommable. Ainsi se trouve justifié le système de Bentham1. Ainsi se trouve démontrée notre assertion, que le but du contrat social est la consommation, et par conséquent la production. D’où l’on tire ce légitime corollaire, que la législation ne saurait avoir d’autre objet que de favoriser et d’augmenter la production ; que pour cela elle doit s’adresser à l’intérêt personnel et accorder de plus en plus à chaque producteur une part de produits proportionnée à son travail ; qu’enfin l’unique critérium pour apprécier la bonté ou le vice d’une disposition législative consiste à examiner si elle conduit à un résultat favorable à la production de la richesse sociale.

Notes de base de page numériques:

1 Jeremy Bentham (1748-1832), figure principale de l’utilitarisme, était bien connu des journalistes de L’Echo de la Fabrique. Au moment où étaient rédigées ces lignes, John Bowring était sur le point d’arriver à Lyon où il allait rencontrer les principaux tenants du « radicalisme » local (voir numéro du 6 mai). Bowring, un des proches de Bentham et ancien rédacteur de la Westminster Review, était également en correspondance avec Arlès-Dufour qui célèbrera les idées de Ricardo, Smith et Bentham dans ses articles pour le journal des canuts. Fin juillet 1832, c’est Marius Chastaing qui rédigera la nécrologie de Bentham le classant dans le « panthéon des bienfaiteurs de l’humanité » pour s’être consacré « à la réforme de la législation » (L’Echo de la Fabrique du 29 juillet 1832).

 

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