L'Echo de la Fabrique : 13 mai 1832 - Numéro 29

COMPARAISON.

Chaque jour on voit le prolétaire harassé de fatigue, épuisé de besoins : sa nourriture est insuffisante et de mauvaise qualité1, et plus il souffre, moins il est apte au travail : souvent des odeurs fétides émanent des matières qu’il élabore, et corrompent l’air qu’il respire ; l’atmosphère trop bornée dans laquelle il vit, devient insalubre, son corps s’amaigrit, s’use, et à peine au midi de la vie, il sent déjà l’approche de la caducité ; une vieillesse prématurée le jette sur la voie publique sans autre appui que la pitié des passans. Voilà le prolétaire à la ville ! A la campagne il souffre, ses travaux sont excessifs : si du moins il pouvait se nourrir, se vêtir, s’il pouvait espérer un asile et du pain pour ses vieux jours ! non, pour lui, point de repos après la fatigue, point de belles soirées après des jours d’un pénible labeur ; travailler, souffrir et mourir voilà son partage, et cependat il est l’égal, le frère du riche !…

Voyez maintenant ce riche, il est oisif, il passe au [2.2]lit de longues heures ; dans ses brillans salons, sur des tapis soyeux, près d’un bon feu il brave les hivers ; dans une ville délicieuse, sous de frais ombrages, il échappe aux chaleurs étouffantes ; toujours de bon appétit, il mange bien : si quelquefois cet appétit fait défaut, les valets de nos jours savent le rappeler, et le riche peut encore savourer les délices d’une bonne table ; tous ses goûts, tous ses caprices sont satisfaits, et chaque jour le voit occupé à inventer des plaisirs nouveaux. La vieillesse s’écoule au milieu des tentations et des soins les plus délicats, et la mort n’a aucune des douleurs qu’entraîne l’absence de tout secours, le dénuement et la misère dans laquelle est plongé le pauvre ouvrier. Voilà le riche.

Par ce tableau des misères du pauvre et des jouissances du riche, nous appelons ce dernier à l’abnégation de l’égoïsme et de la cupidité ; nous voulons qu’il sache que les ouvriers sont des hommes, et non des bêtes de somme ; qu’il faut que leur travail puisse suffire à tous leurs besoins, et leur procurer même du bien-être au lieu d’aller s’engloutir dans les coffres de quelques oisifs.

C..... Y., avocat.

Notes de base de page numériques:

1 Globalement en Europe la qualité de la consommation alimentaire s’est en effet beaucoup dégradée au cours de cette période et en France en particulier. En Angleterre où le régime à base de froment était la caractéristique principale à la fin du XVIIIe siècle, un régime à base de pommes de terre se met en place progressivement tant au Sud qu'au Nord (cf. Edward Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, Gallimard/Le Seuil, 1988, p. 287). En France, au début du siècle, la part des pommes de terre dans le régime alimentaire de la population lorraine est de 18 %, comparée aux 5 % de 1750 (Catharina Lis et Hugo Soly, Poverty and capitalism in pre-industrial Europe, Bristol : The Harvester Press, 1979, p. 180), remplaçant progressivement tous les autres féculents comme les navets et les fèves, les lentilles ou les pois secs. Le pain dont la place est encore non négligeable, - il occupe 50 à 60 % des dépenses de la maison d'un ouvrier -, fait toujours partie du menu quotidien : 2 à 4 livres par jour par exemple en Nivernais (cf. Guy Thuillier, « L'alimentation en Nivernais au XIXe siècle », in : Jean-Jacques Hémardinquer (éd.), Pour une histoire de l'alimentation, Paris : Cahiers des Annales, n°28, 1970, pp. 154-173), mais il s'agit surtout de pain de seigle, le pain de froment étant encore souvent réservé aux titulaires de revenus plus élevés (Gilles Postel-Vinay et Jean-Marc Robin, « Eating, Working, and Saving in an Unstable World : Consumers in XIXe Century France », Economic History Review, XLV, 3 (1992), pp. 494-513). La consommation de viande, par contre, est toujours aussi réduite mais variable selon les régions. En France elle est d'environ 72 kg par personne à Paris, 33 à Caen, 54 à Lyon, au milieu du siècle (cf. Robert Mandrou, « les consommations des villes françaises (viandes et boissons) au milieu du XIXe siècle », in : Jean-Jacques Hémardinquer (éd.), Pour une histoire de l'alimentation, ouv. cit., p. 74) et souvent plus utilisée comme condiment que comme véritable plat au sein des classes populaires. Thompson estime que la ration de viande aurait même diminué durant cette période en Angleterre. La mauvaise qualité de l’alimentation est enfin attestée d’un point de vue strictement hygiénique. Les fraudes sont nombreuses, tous les produits peuvent être falsifiés. Les fraudes portent surtout sur l’amélioration plus ou moins factice de l’aspect extérieur des aliments, l’augmentation du poids et du volume par ajouts de substances inertes et parfois nocives, sur la rénovation de produits alimentaires, vieillis, avariés ou déjà utilisés. A. Chevalier en 1845 écrit « qu’on a même poussé la fraude à un point tel, qu’on a offert sur la place des substances minérales réduites à l’état de poudre dans le département de l’Allier pour être mêlées aux farines » cité par C. Thouvenot, « La qualité alimentaire d’autrefois », Économie Rurale, n° 154, mars-avril 1983, p. 49-53 ; pour une approche plus large de la question cf. A. Stanziani, Histoire de la qualité alimentaire (XIXe – XXe siècles), Paris, Le Seuil, 2005.

 

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