L'Echo de la Fabrique : 20 mai 1832 - Numéro 30

DES ABUS DANS LA FABRIQUE D’ÉTOFFES DE SOIE.1

Depuis qu’un nombre d’abus scandaleux ont été introduits, par la rapacité, dans la fabrique d’étoffes de soie de Lyon, branche d’industrie qui, à elle seule, vivifie notre cité, nos manufactures sont tombées dans une décadence complète. Et si l’on ne met bientôt fin [2.2]à ce manège d’égoïsme, la chute de cette fabrique sera prochaine et pour ne plus se relever. Ce n’est pas seulement notre opinion que nous émettons ici, c’est aussi celle de tous les commerçans consciencieux. L’autorité elle-même a reconnu ce que nous avançons, en provoquant une nouvelle organisation du conseil des prud’hommes sur des bases plus larges et mieux en harmonie avec nos besoins manufacturiers.

Le nouveau conseil a été créé, selon nous, pour réformer les abus ; car quels seraient ses attributs, et pourquoi cette nouvelle organisation, s’il n’avait d’autres droits que l’ancien ? ce ne serait qu’une mystification, et c’est ce que nous ne croyons pas. Cependant une feuille sémi-officielle de cette ville a déjà avancé que les prud’hommes n’auraient pas le droit d’établir une nouvelle jurisprudence, ni d’établir des prix courans. Cette feuille peut avoir rêvé cela à elle seule ; et nous croyons qu’on laissera au nouveau conseil le droit de faire légalement tout ce qui pourra améliorer le sort de la classe industrielle, et porter un peu d’aisance dans nos ateliers.

En attendant qu’il puisse s’occuper de ses travaux, nous allons signaler les abus qu’il doit faire disparaître, et qui, selon nous, sont autant de plaies pour les prolétaires, et souvent un motif de ruine pour le fabricant, dont le cœur est droit et les sentimens généreux.

Il est un abus le plus onéreux pour les chefs d’ateliers, sur lequel le conseil des prud’hommes a enfin ouvert les yeux. Nous voulons parler du montage des métiers. En effet, comment pourrait-on faire comprendre à un homme, étranger à la fabrique et partant à ses abus, qu’un chef d’atelier fait souvent pour 100 fr. de frais pour monter un nouvel article, et qu’au bout d’une pièce on lui couvre son métier ; que cette pièce se monte 200 fr., qu’il a donné 100 fr. à son ouvrier, qu’il a eu pour 20 f. de dévidage ou de cannettage et qu’il perd, par conséquent, 20 fr. en ayant logé et fait travailler chez lui un ouvrier pendant deux mois. Voilà pourtant ce qui arrive chaque jour, et ce que beaucoup de fabricans feignent de ne pas comprendre…

Le pauvre, dit-on, est né pour travailler ; mais est-il écrit dans quelques lois divines ou humaines qu’il ne doit point avoir de repos, et qu’après avoir travaillé toute la journée, il doit continuer pendant la nuit ? tel est pourtant le sort des ouvriers de Lyon ; une commission presse-t-elle ? vite le fabricant de dire qu’il faut passer les nuits. Mais l’ouvrier est-il, comme dans toutes les autres industries, rétribué en sus pour ce travail extraordinaire ? pas du tout ; il n’a que le prix courant de son article ; et après avoir passé plusieurs nuits, la commission étant remplie, il reste sans ouvrage ; voilà ou en est réduit l’industriel : travailler nuit et jour et souffrir de misère, c’est ainsi que, depuis beaucoup d’années, il traîne sa pénible existence.

Un autre abus qui est très-pernicieux pour les ouvriers, est celui des écritures. En ne posant, soit au compte d’argent, soit à celui des matières, que des chiffres en colonne, l’ouvrier qui quelquefois est obligé de laisser son livre au magasin, peut être victime de sa confiance. A Dieu ne plaise que nous prétendions accuser la masse des fabricans d’être dans le cas de se rendre coupables d’un pareil acte ; mais pourtant nous pouvons affirmer que nous avons eu entre nos mains des livres où plusieurs chiffres avaient été refaits. Il nous semble que pour éviter toute défiance et toute contestation à ce sujet, on pourrait écrire en toutes lettres, soit les sommes d’argent, soit le poids des matières, et mettre les chiffres en colonne pour servir seulement aux additions. Nous voudrions aussi qu’il ne fût pas permis à un [3.1]employé de magasin de régler un livre en l’absence du chef d’atelier, parce que le livre réglé étant une chose jugée, il est urgent que les deux parties soient en présence afin de discuter leurs droits. Il en est de même du prix des façons, qui ne devrait jamais être marqué en l’absence des travailleurs.

Nous aurions encore beaucoup d’abus à signaler, tels que le laçage des cartons qui, de toute justice, ne doit point être à la charge du chef d’atelier, puisque le dessin et les cartons appartiennent au fabricant ; le payement à jour fixe qui fait que beaucoup d’ouvriers sont obligés de montrer à nu leur misère, après avoir porté à un usurier ou au Mont-de-Piété leurs effets, pour avoir de quoi attendre le jour marqué pour le payement.

Nous attendons tout du nouveau conseil des prud’hommes. Nous pensons que chefs d’ateliers et fabricans, ils seront unanimes pour faire cesser cet état de choses qui, comme un ver rongeur, dévore peu à peu la classe industrielle. Mais si nous étions trompés dans notre attente, notre voix ne cesserait de réclamer, au nom de la justice et de l’humanité, l’abolition des abus qui ont ruiné et ruinent encore notre fabrique.

A. V.

Notes de base de page numériques:

1 L’auteur de ce texte est Antoine Vidal d’après la Table de L’Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).

 

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