L'Echo de la Fabrique : 20 mai 1832 - Numéro 30

DE L’ÉGALITÉ SOCIALE.1

Le mendiant est au banquier ce que le cul-de-jatte est à l’Antinoüs.

Jésus-Christ proclama l’égalité morale des hommes. Par lui commença l’émancipation de la classe prolétaire. Le principe de l’égalité politique a été conquis en 1789 ; mais là ne saurait s’arrêter le progrès de cette loi de justice qui doit restituer aux enfans d’Adam une part égale dans l’héritage commun. Il manque à la société l’adoption d’un nouveau principe, celui de l’égalité sociale. Faiblement contesté en droit peut-être, parce que ses ennemis craignent de l’aborder, ce principe est en quelque sorte à créer en fait. La révolution de juillet 1830 n’aura pas été stérile si, comme tout le fait présumer, elle en amène le triomphe.

Apôtre inconnu, mais fervent de la cause populaire, je vais essayer d’entrer dans cette route ardue. D’autres m’y suivront bientôt, plus forts et plus puissans, ils arriveront au but que je ne fais qu’indiquer ; je n’en serai pas jaloux ; il me suffira d’être le précurseur d’un nouveau Christ, appelant les hommes à l’égalité sociale, comme l’ancien Christ les avait appelés à l’égalité morale, et les tribuns de 89 à l’égalité politique.

L’on naît spirituel ou idiot, beau ou laid, ce sont des accidens de la nature. Que le talent, que la beauté jouissent de leur supériorité, mais que là s’arrête le privilége. Donné par la nature, il est immense et incontesté. Naître pauvre ou riche, ce sont des accidens de la société2. De quel droit la société viendrait-elle se substituer à la nature ?

Que l’homme soit donc ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être, qu’il soit l’égal de l’homme, que chaque citoyen soit l’égal d’un autre citoyen : qu’importe la profession, qu’importe la richesse. Le négociant qui a cent mille francs, n’est-il pas l’égal de celui qui a un million ? Pourquoi le chef d’atelier qui a dix mille francs ne serait il pas l’égal d’un négociant qui en a cent mille, et enfin pourquoi l’ouvrier qui n’a que son salaire ne serait-il pas l’égal du chef d’atelier ?

On m’accusera de radicalisme, j’accepte l’injure si c’en est une, oui je suis niveleur. Mais, à la différence [3.2]des niveleurs de 93, je demande au lieu d’une égalité de misère qui abaisserait le riche au niveau du pauvre, je demande une égalité de bien-être qui élève le pauvre au niveau du riche. Il faut, il en est temps, que le même banquet reçoive tous les membres de la même famille3, quelque diverse que soit leur fortune. Les proverbes sont la sagesse des nations, et il y a bien longtemps que le peuple a dit dans son langage simple et énergique : Il n’y a pas de sot métier.

L’égalité sociale sera un fait accompli le jour où le maçon, le banquier, le cordonnier, le fashionable, avec plus ou moins d’avantages physiques et moraux, mais jouissant de la même considération et de la même aisance, iront ensemble au café Tortoni, à l’opéra. Le frère ne méprisera plus son frère.

Je développerai ce système, mais pour prévenir dès à présent toute interprétation fâcheuse, je déclare que je l’asseois sur deux pivots, 1° le nécessaire ; 2° l’instruction ; et, dans un prochain article, je traiterai de ces deux bases du nouvel édifice social.

Marius Ch......g.

Notes de base de page numériques:

1 L’auteur de ce texte est Marius Chastaing d’après la Table de L’Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).
2 Dans la plupart des discours et des thèses défendues au cours de cette période,  la pauvreté apparaît le plus souvent comme un fait naturel  et non comme le produit de l’injustice. Ainsi Dunoyer analyse fréquemment le statut du pauvre, comme le résultat  d’une situation naturelle. Le comportement individuel du pauvre a peu d’impact sur sa situation car l’inégalité est le fruit d’une loi de l’espèce humaine  : « il n’est pas plus étrange de voir des hommes inégaux dans la société que des arbres inégaux dans une forêt  ; ou bien de voir des hommes différents par la fortune, le savoir, la moralité, que des hommes différents par la figure, la taille, les proportions du corps, les facultés de l’âme », même s’il pense que le système industriel a tendance à réduire ces inégalités (Charles Dunoyer, Nouveau traité d’économie sociale, Sautelet et Cie, Paris, 1830, 2 volumes).
3 L’auteur fait sans doute allusion à la thèse de Malthus qui à l’inverse considère que « selon les inéluctables lois de notre nature, certains êtres humains doivent être dans le besoin. Ce sont les malheureux qui, à la grande loterie de la vie, ont tiré un numéro perdant » cf., T.R. Malthus, 1798, On the Principle of Population, London, J. Johnson, trad. fr., 1980, Paris, INED, p. 97.

 

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